Agir sans forcer : la sagesse du non-agir entre le Su Wen, Śraddhā et logos.
- Marie Jacopy
- il y a 5 jours
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Dernière mise à jour : il y a 4 heures

Introduction – Entre agir, comprendre et laisser advenir
L’être humain a toujours cherché à comprendre sa place dans le monde et la manière juste d’y agir. Selon les cultures, cette quête a emprunté des chemins différents : certains ont privilégié la raison et la connaissance intellectuelle, d’autres l’écoute du vivant et l’ajustement aux rythmes naturels. Entre ces pôles se dessine une tension féconde entre agir et non-agir, entre maîtriser et laisser advenir.
La philosophie grecque, à travers le concept de Logos, a posé les fondements d’une compréhension rationnelle du monde. Le Logos désigne la raison, la parole et l’ordre intelligible qui structure le réel. Il invite l’homme à connaître, nommer et expliquer afin d’agir de manière éclairée. Cette approche, fondée sur l’intellect et la logique, a profondément façonné la pensée occidentale et notre rapport à l’action, souvent orienté vers la maîtrise et l’intervention.
À l’opposé apparent, la pensée chinoise, telle qu’elle s’exprime dans le Su Wen, propose une vision où la santé et l’harmonie naissent de l’alignement avec le Dao. Ici, l’action juste ne résulte pas d’un raisonnement analytique, mais d’une écoute fine des cycles, du Qi et des mouvements du vivant. Le Wu Wei, ou non-agir, ne signifie pas passivité, mais capacité à agir sans forcer, au moment opportun, en respectant l’intelligence naturelle du corps et de la vie.
La tradition indienne, quant à elle, introduit la notion de Śraddhā, une confiance profonde et incarnée dans l’ordre du monde et dans le chemin intérieur. Śraddhā invite à poser son cœur avec stabilité, à agir sans attachement aux résultats, laissant l’action émerger d’un espace de foi intérieure plutôt que de contrôle. Elle soutient une posture de non-agir intérieur, même lorsque l’action extérieure est nécessaire.
Ces trois visions — le Logos grec, le Su Wen et la Śraddhā — ne s’opposent pas, mais éclairent différentes dimensions de l’expérience humaine. L’une privilégie la connaissance et la compréhension intellectuelle, l’autre l’écoute sensible et l’ajustement, la troisième la confiance et l’abandon conscient. Ce mémoire propose d’explorer leur dialogue, afin de mieux comprendre comment l’art du non-agir peut enrichir notre manière d’agir dans le monde, dans nos relations et dans la pratique du soin.
À l’image du moyeu immobile autour duquel tournent les rayons de la roue, il s’agira de montrer que le calme intérieur, le silence et la présence ne sont pas des absences d’action, mais le point d’appui indispensable à toute action juste et vivante.
I. Le Su Wen : agir en accord avec le Dao
Le Su Wen (Questions Simples), première partie du Huang Di Nei Jing, ne sépare jamais la médecine de la philosophie. Il enseigne que la santé naît de l’alignement entre l’homme, la Terre et le Ciel.
« Le sage agit sans agir, enseigne sans parler, et laisse les êtres se transformer d’eux-mêmes. »
Dans cette vision, le Wu Wei (non-agir) ne signifie pas l’absence d’action, mais l’absence de forçage. Le médecin, comme l’homme sage, observe les cycles, ressent les déséquilibres, et intervient au moment juste, avec le geste minimal mais essentiel.
Agir trop tôt, trop fort ou à contre-temps perturbe le Qi. Ne pas agir quand il le faut est tout aussi néfaste. Le non-agir est donc une intelligence du rythme, une capacité à écouter avant d’intervenir.
Dans notre quotidien, cela implique :
ne pas répondre immédiatement sous l’impulsion émotionnelle,
laisser une situation se déployer avant de vouloir la contrôler,
reconnaître que certaines transformations ne peuvent être provoquées, mais seulement accompagnées.
II. Śraddhā : la confiance comme fondement de l’action juste
Dans la tradition indienne, Śraddhā est souvent traduite par « foi », mais ce mot est réducteur. Śraddhā signifie poser son cœur (śrat) avec stabilité (dhā). C’est une confiance profonde dans l’ordre du vivant, dans le chemin, dans l’intelligence de la vie.
Sans Śraddhā, l’action devient anxieuse, agitée, motivée par la peur du manque ou du contrôle. Avec Śraddhā, l’action émerge naturellement, sans tension.
La Bhagavad-Gītā enseigne :
« L’action juste est celle qui est accomplie sans attachement au fruit. »
Cette non-attache rejoint le Wu Wei : agir sans s’approprier l’action, laisser faire à travers soi. Śraddhā est ce qui permet le non-agir intérieur, même au cœur de l’action extérieure.
VI. Le Logos grec : la primauté de la raison et de la connaissance
La philosophie grecque ancienne propose une autre voie d’accès à la compréhension du monde : celle du Logos. Chez Héraclite, puis chez Platon et Aristote, le Logos désigne à la fois la parole, la raison et l’ordre intelligible qui structure le réel. Il s’agit d’un principe de compréhension fondé sur l’analyse, la logique et la capacité de l’esprit à saisir les lois universelles par la pensée.
Contrairement aux sagesses orientales qui privilégient l’écoute du vivant et l’ajustement au mouvement naturel, le Logos engage une posture plus intellectuelle et cognitive. Comprendre, nommer, classifier et expliquer deviennent des moyens d’accès à la vérité. La connaissance est ici perçue comme une conquête de l’esprit, et l’action juste découle d’une compréhension rationnelle du monde.
Cette approche a profondément marqué la culture occidentale, en valorisant la maîtrise, la causalité et la clarté conceptuelle. Dans cette perspective, agir revient souvent à intervenir en connaissance de cause, à transformer la réalité à partir de principes compris et formulés. Le corps, les émotions et les sensations intuitives sont alors relégués au second plan, parfois considérés comme des obstacles à la raison plutôt que comme des sources de savoir.
Cependant, le Logos n’est pas uniquement domination ou contrôle. Chez Héraclite, il demeure un principe vivant, un ordre du monde que l’homme ne crée pas, mais qu’il peut apprendre à reconnaître. Cette vision rejoint subtilement le Dao, non dans la pratique du non-agir, mais dans l’idée qu’un ordre existe au-delà de la volonté individuelle. La différence essentielle réside dans le mode d’accès à cet ordre : là où le Dao se ressent et s’expérimente, le Logos se pense et se formule.
VII. Vers une réconciliation : raison, silence et sagesse du non-agir
Mettre en dialogue le Logos grec avec le Su Wen et la Śraddhā permet de révéler deux formes de connaissance complémentaires. La raison éclaire, structure et sécurise ; elle permet de comprendre et de transmettre. Mais lorsqu’elle devient exclusive, elle coupe l’homme de son ressenti, de son intuition et de sa capacité à laisser advenir.
À l’inverse, le non-agir, fondé sur l’écoute silencieuse et la confiance, ouvre un espace où la connaissance n’est plus seulement mentale, mais incarnée. Le corps devient un lieu de compréhension, tout comme le silence devient une forme de langage.
Dans le soin, cette réconciliation est essentielle. La connaissance anatomique, énergétique ou théorique (héritée du Logos) soutient la pratique, mais elle ne suffit pas. C’est dans la capacité à suspendre le mental, à écouter sans analyser, à ressentir sans interpréter, que le geste devient juste. Le praticien est alors à la fois enraciné dans la connaissance et ouvert à l’inconnu.
Ainsi, l’art du soin — comme l’art de vivre — peut devenir un espace d’union entre le Logos et le non-agir :penser sans se couper du ressenti,agir sans perdre le silence,savoir sans vouloir maîtriser.
III. Le moyeu de la roue : le calme au cœur du mouvement
Le Dao De Jing nous offre une image puissante :
« Trente rayons convergent vers le moyeu ;c’est le vide du moyeu qui permet l’usage du char. »
Le monde est en mouvement permanent : relations, responsabilités, émotions, transformations. Les rayons tournent sans cesse. Mais si le moyeu n’est pas stable, la roue se brise.
Le non-agir est ce moyeu intérieur :
un espace de silence,
une présence immobile,
un centre à partir duquel l’action devient fluide.
Dans nos interactions avec les autres, rester dans le moyeu signifie :
écouter sans vouloir corriger,
accueillir sans réagir immédiatement,
répondre depuis le calme plutôt que depuis la blessure.
C’est souvent ce que nous ne faisons pas qui apaise une situation :ne pas répondre à la provocation, ne pas imposer son point de vue, ne pas remplir le silence.
IV. La non-action comme art de vivre contemporain
Pratiquer le non-agir aujourd’hui est un acte profondément révolutionnaire. Cela demande du courage : celui de faire confiance à la vie, au temps, à l’intelligence du corps et des relations.
Concrètement, cela peut se traduire par :
ralentir volontairement dans un monde pressé,
cultiver des espaces de silence (Qi Gong, méditation, respiration),
agir moins, mais mieux,
accepter de ne pas tout comprendre ni maîtriser.
Dans le soin, comme dans la relation humaine, le non-agir crée l’espace où la transformation devient possible. Il respecte le rythme de l’autre, tout comme le Su Wen respecte le rythme du Qi.
V. L’art du non-agir dans le soin : écouter avant de faire
Dans l’art du soin, le non-agir est une qualité fondamentale, souvent invisible, mais essentielle. Avant même le geste, il y a l’écoute sincère et bienveillante : écouter l’autre sans projeter, sans interpréter, sans vouloir comprendre trop vite. Il ne s’agit pas de chercher une solution immédiate, mais de créer un espace de présence dans lequel la personne peut déposer ce qu’elle vit et, peu à peu, être invitée à trouver ses propres réponses.
Cette posture rejoint profondément l’enseignement du Su Wen : le praticien ne force pas la transformation, il l’accompagne. Il observe, ressent, ajuste. Dans l’échange verbal comme dans le toucher, le non-agir consiste à ne pas imposer un sens, mais à accueillir ce qui est là, tel que cela se présente.
Dans le soin en acupression ou en massage, la non-action est aussi importante que l’action elle-même. Entrer en contact avec un point d’acupuncture ou une tension musculaire demande douceur, lenteur et écoute. Le geste ne cherche pas à corriger ou à contraindre, mais à dialoguer avec le tissu, à sentir sa résistance, sa respiration, son rythme propre. La détente ne vient pas d’une force appliquée, mais d’une présence stable et attentive, permettant au corps de lâcher de lui-même. Et de la même manière, le praticien se retire du point avec la même qualité d’intention et d’écoute qu’à l’entrée, sans rupture ni brusquerie.
Le silence tient ici une place essentielle. Il n’est pas un vide gênant, mais un espace fertile, où le corps et l’esprit peuvent s’exprimer autrement que par les mots. Le silence permet au receveur de se relier à ses sensations, d’écouter les messages subtils du corps, des pensées et des émotions. Pour le praticien, il devient un outil de perception fine, une porte d’accès à ce qui se joue au-delà du visible.
Ainsi, le soin devient un espace de non-agir partagé: un lieu où l’on fait moins pour ressentir davantage, où l’on agit juste parce que l’on a su d’abord ne pas agir.
C’est dans cette qualité de présence silencieuse que le soin retrouve sa dimension la plus profonde : celle d’un accompagnement respectueux de l’intelligence naturelle du vivant.
Conclusion – Vers une sagesse unifiée de l’agir
À travers le dialogue entre le Su Wen, la Śraddhā et le Logos grec, ce mémoire a mis en lumière trois voies majeures par lesquelles l’être humain cherche à comprendre le monde et à y trouver sa juste place. Chacune propose une manière singulière d’entrer en relation avec le vivant : par la raison, par l’écoute sensible ou par la confiance intérieure.
Le Logos nous enseigne la valeur de la connaissance, de la clarté intellectuelle et de la compréhension des lois qui structurent le réel. Il offre un cadre, un langage et une capacité de discernement indispensables, notamment dans la transmission, l’apprentissage et la structuration de l’action. Sans Logos, l’agir risque de devenir confus ou aveugle.
Le Su Wen, quant à lui, rappelle que la vie ne se réduit pas à ce qui peut être compris ou expliqué. Il invite à une intelligence du corps et du rythme, où l’action juste naît de l’observation, de l’ajustement et du respect du mouvement naturel du Qi. Le non-agir, loin d’être une absence, devient une posture de présence attentive, capable d’accompagner la transformation sans la contraindre.
La Śraddhā apporte enfin une dimension essentielle : celle de la confiance. Elle permet de relâcher l’attachement au résultat, d’agir sans tension intérieure et d’accepter l’inconnu comme partie intégrante du chemin. Elle soutient le silence intérieur à partir duquel l’action peut émerger avec justesse.
Ces trois approches révèlent leurs limites lorsqu’elles sont vécues isolément. Une raison coupée du ressenti assèche l’expérience. Une écoute sans discernement peut manquer de structure. Une confiance sans ancrage peut devenir fuite. Mais lorsqu’elles se rencontrent, elles ouvrent la voie à une sagesse intégrative, où penser, ressentir et faire ne sont plus séparés.
Dans le soin, comme dans la vie quotidienne, cette sagesse se manifeste par une présence ancrée :une connaissance qui éclaire sans dominer,un silence qui écoute sans se retirer,une action qui agit sans forcer.
À l’image du moyeu immobile autour duquel la roue peut tourner librement, le non-agir devient le centre à partir duquel le Logos peut s’exprimer sans rigidité, et où la Śraddhā soutient l’abandon confiant. Retrouver ce centre, c’est peut-être réapprendre à agir avec le monde plutôt que sur le monde, et redonner à l’action humaine sa dimension la plus juste, la plus humble et la plus vivante.




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